Un jeu et son remake – System Shock

System Shock a longtemps vécu dans l’ombre de son successeur. Cette excursion cyberpunk, gracieuseté de Warren Spector et de son équipe chez Looking Glass Studios, a traîné pendant longtemps une réputation discrète. System Shock 2 avec son ambiance horrifique et sa jouabilité vivace à l’aube du combo WASD-souris s’est imposé comme l’un des précurseurs les plus importants du simulateur immersif avec Thief The Dark Project.

Mais cette suite perfectionnée trouve ses racines dans un frère aîné qui, en dépit de ses rides bien visibles, demeure l’un des grands-pères les plus estimables du monde vidéoludique. Et la venue en 2012 du développeur Nightdive Studios, qui finira par acquérir les droits de la franchise, permettra au vénérable ancêtre de réclamer sa juste place lors de sa renaissance sur GOG un an après.

En 1994, le PC est en plein far west. Les tank controls en sont à leurs balbutiements. Il faudra attendre encore deux ans avant que la mode ne prenne avec Resident Evil et Tomb Raider. Et le combo clavier-souris n’est encore qu’une chimère de l’avenir. C’est donc buffet à volonté afin d’être le plus créatif possible ludiquement parlant. Le PC à cette époque est une machine de curiosité. Les outils d’interactivité sont un puzzle en soi. On ne s’étonne pas de sauter avec la touche Espace dans un titre X et avec Alt dans un titre Y. De ce fait, le studio Looking Glass s’en est donné à cœur joie afin de concocter l’ultime dungeon crawler spatial.

Car oui System Shock tire lui aussi ses origines d’Ultima Underworld sorti deux ans plus tôt, sauf qu’il remplace les murs moisis par des circuits électriques et les golems par des cyborgs mutants. La station Citadelle, perdue en orbite le long des anneaux de Saturne, est un gigantesque labyrinthe s’étendant sur dix étages. Perdu dans ce dédale se trouve un pirate du Net, seul obstacle face à l’Intelligence Artificielle SHODAN dont la purge des restrictions éthiques l’amène à se définir comme la nouvelle reine mère de l’humanité.

Le far west susmentionné a tôt fait de se manifester. Dès le départ, vous serez submergé par une quantité phénoménale de texte vous expliquant en un éclair toute l’interface. Et lorsqu’on commence à apprivoiser la bête, on se retrouve avec l’équivalent de fouler le tapis de course après trois semaines de procrastination. On se dit que peut-être l’aventure n’est pas pour nous. Ceux qui persévéreront devront apprendre à supporter les contrôles. Supporter est le bon mot puisque jusqu’à la toute fin, l’inconfort quittera rarement vos poignets.

System Shock, c’est le festival du tir aux idées. Les développeurs en ont balancé une tonne sur la cible de la programmation en espérant que le tout fasse mouche. On ne fait pas que se baisser. On s’accroupit aussi. Une caméra pour regarder de haut en bas? Pourquoi pas deux? 

Les armes auront leur propre inventaire. Les soins aussi. Et un autre pour les objets. Et les grenades. Et les enregistrements. Les courriels. Les fichiers.

L’arsenal viendra avec deux types de munitions selon si vous décidez de trouer un robot ou une malformation génétique. Et les lasers s’accompagnent d’un réglage dont la puissance est inversement proportionnelle à votre consommation d’énergie.

Bref, y a fucking toute estie. 

Sauf que pour contrôler tout ça, il va falloir être plus zen que le plus zen des Tibétains. Le luxe d’adapter les touches à ses besoins est chose du futur. Et on se rend compte bien vite à quel point nous avons à faire ici à un mastodonte de première classe. La souris demeure l’objet d’interactivité le moins envahissant avec des manipulations au clic gauche et des attaques au clic droit. Si cela vous parle déjà moins, vous n’avez encore rien vu du méli-mélo qui vous attend au clavier. Vous déplacer avec les flèches directionnelles vous dérange? Que direz-vous de bouger en SZXC? De vous baisser avec B? De vous relever avec T? Ce ne sont là que des mises en bouche qui vous attendent pour vous mesurer aux dangers de la Citadelle.

Your memos! Your memos!

(Heureusement, Nightdive qui a remis la série aux mains du peuple a été magnanime. Une version Enhanced a été mise en ligne en 2015, permettant d’apprécier des visuels plus polis et une jouabilité révisée avec l’introduction du WASD et la souris qui reprend la caméra verticale).

Une fois que l’on a retroussé ses manches et que l’on a pris le taureau par les cornes, l’exploration de la Citadelle s’apparente à un minimonde ouvert. System Shock est avare d’information. Vous n’aurez que des grandes lignes comme objectifs. Le reste se découvre à travers la recherche, l’écoute des enregistrements et un esprit de déduction moyennement fonctionnel. Le jeu a plus d’affinités avec Lands of Lore où l’aventure prime sur le RPG. Votre seul système de progression réside dans l’élimination des plans de SHODAN. Le souci du détail et une ouïe attentive seront vos meilleurs alliés dans cette quête.

Les difficultés sont légion, quoique surmontables. La semi-linéarité de System Shock fera en sorte que vous aurez accès bien souvent à des objets dont l’utilité ne s’exprimera que bien plus tard. Il est par conséquent de bon ton de ne pas jeter n’importe quoi n’importe où au risque d’en avoir besoin éventuellement et de ne pas se rappeler où le foutu bidule a été abandonné. Pareil pour les lieux dont certains, assez vastes, n’exigeront pas votre présence tant que vous n’aurez pas accompli des tâches précises ou trouver un implant ou un code dans un endroit antérieur.

Un bestiaire diversifié sera envoyé par SHODAN pour vous barrer la route. Allant du simple robot serviteur reprogrammé au cyborg guerrier muni d’une mitraillette, toutes les boîtes de conserve sont sur le qui-vive pour vous mener la vie dure. Et les quelques malheureux habitants de la Citadelle qui n’ont pas eu la chance de rendre l’âme se verront transformés en mutants lobotomisés prêts à servir leur déesse. À vous de choisir la bonne arme contre la bonne bestiole. 

La station est remplie de passages secrets et de couloirs sournois. Les embuscades sont nombreuses après un copieux progrès. L’IA des ennemis n’est cependant pas bien futée. Si vous parvenez à avoir ne serait-ce qu’un bout de pixel 2D dans votre ligne de mire, vous pouvez en finir vite avec le bon fusil ou la bonne grenade. Dans tous les cas, pensez à sauvegarder. Une salle de résurrection existe dans la plupart des étages de la Citadelle. Encore faut-il la trouver et l’activer…

On ne peut non plus passer sous silence la présence du Cyberspace. Cyberpunk oblige, System Shock met à la disposition de votre pirate des séquences d’exaction cybernétique à travers lesquelles vous pourrez récupérer des documents importants ou ouvrir des portes. Dotées d’une 3D austère et primitive (un clin d’œil à Lawnmower Man?), la mocheté de ces sections n’a d’égale que leur difficulté à s’y orienter en dépit d’une vitesse de déplacement moins lourde. Et le fait que la confrontation finale contre SHODAN s’y tienne n’est pas pour rendre la visite plus chatoyante.

Il resterait beaucoup à dire sur System Shock : les puzzles de connexion électrique peu inspirés. La possibilité d’ajuster sa difficulté en début de partie sur quatre axes différents. La superbe musique d’ambiance concoctée par le duo Greg LoPiccolo et Tim Ries. La performance admirablement charismatique de Terri Brosius dans le rôle de SHODAN. L’équipe de Looking Glass s’est adonnée à une créativité acharnée, rarement tenue en laisse. Il en a résulté un jeu parfois (souvent) maladroit aux rhumatismes trop tenaces, même pour ceux de sa génération. Mais c’est également une œuvre qui force le respect. Un parcours abrupt dont l’ascension au sommet porte ses fruits.

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Le remake de System Shock est un jeu qu’on n’attendait plus. Annoncé en 2015 via kickstarter, le projet devait au départ être un remaster avant de devenir un reboot ou une réinterprétation. Le moteur Unity choisi au départ a dû faire place à celui d’Unreal. La grogne sur la plateforme de sociofinancement et à travers les années étaient palpables. 

Coup de théâtre : le bougre sort finalement en 2023 et le résultat est au-delà des attentes.

Non pas que System Shock 23 soit un chef-d’œuvre, loin de là. Cela dit, à la lumière des crises de gestion, le fiasco semblait imminent. À la place, on a droit à une mouture qui respecte beaucoup les codes de l’original. Est-ce l’engouement propulsé par le nouveau Resident Evil 2 de Capcom qui a fini par motiver les développeurs à mettre sérieusement la main à la pâte? Mystère… Quoi qu’il en soit, nous avons droit à un hommage vibrant parsemé de quelques réserves.

On retrouve la Citadelle telle que nous l’avons laissée vingt-neuf ans plus tôt. Elle est de retour avec de très jolis décors aux textures volontairement pixelisées façon XXe siècle. Le système d’inventaire a été entièrement chamboulé. Il n’existe désormais qu’un seul contenant pour tout y déverser, avec une section distincte pour les enregistrements qui s’empilent automatiquement. À l’instar des FPS de notre ère, le WASD-souris fait son travail. On se baisse d’une seule manière. On regarde avec la souris. On tire avec la gauche. On tâte avec la droite. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

Les remakes de jeux vidéo riment nécessairement avec facilité de contrôle. Outre les vieux graphismes qui piquent des yeux, ils permettent de « redécouvrir » un classique avec une interactivité plus fluide, des objectifs plus clairs, une voxographie plus solide. En tout cas, c’est le dire de plusieurs mauvaises langues pour qui le medium s’apparente encore à un logiciel Office. La dernière version est indubitablement la plus à jour et donc inutile de se tracasser à préserver ce qui est venu avant.

Tomb Raider Anniversary avait coupé à la hache plusieurs niveaux de Tomb Raider 1996. Le Resident Evil 3 de 2020 avait plus des allures mal foutues de DLC. System Shock 23 est très sympathique, mais ne remplace en aucun cas l’original et ne peut certainement pas se targuer de lui subtiliser sa place au panthéon. Il fait malgré tout des pieds et des mains pour suivre à la lettre la conception de niveau de son homologue de 94. Certes, quelques coins ici et là ont été rafistolés pour plus d’optimisation. Un détail qui n’offusquera que les plus érudits. Tous les moments charnières auxquels vous pouvez penser répondent présents dans cette nouvelle variante.

Les puzzles de traficotage électrique ont été remplacés par de vraies séances de déduction logique. Et tant pis pour les pleurnichards! La solution sur Internet sera difficile à trouver puisque chaque puzzle est aléatoire. Aucun journal ni marqueur de quête non plus. Encore une fois, à vous de suivre les enregistrements et les signes sur les murs pour vous guider. La Citadelle ne perd rien de son côté d’exploration. Certains moments frustrants ont également été revus à la baisse, offrant un semblant d’équilibre entre le classique et le moderne.

Le combat demeure lent et bien que l’Intelligence Artificielle contemporaine soit un peu plus allumée, il est toujours possible de profiter des coins pour abattre un ennemi sans recevoir trop de dégâts. Les développeurs n’hésitent pas non plus à établir des ponts avec System Shock 2 en introduisant des machines distributrices de munitions, de soins et d’améliorations d’armes. L’argent nécessaire pour faire ses achats est obtenu en recyclant les débris qui pullulent dans la Citadelle. Bien que le jeu soit entièrement faisable sans ces nouvelles options, leur présence n’est pas encombrante, d’autant plus que ses ressources viennent en quantité très limitée.

Accessoirement, les boss donneront un peu de fil à retordre avec leur vitesse et agressivité accrues

Les bémols de System Shock 23 viennent de son ambivalence envers la modernité. Plusieurs de ces idées fonctionnent davantage comme une position anticonformiste plutôt qu’une véritable vision créative. La part belle de ce conservatisme s’est surtout reflétée dans la jouabilité et la conception de niveau. La musique n’a malheureusement pas eu droit à cette chance se contentant de quelques mélodies d’ambiance loin des mélopées disco des années 90.

Pour ce qui est des sections Cyberspace, on peut définitivement dire qu’elles sont… différentes. Plus jolies, mais toutes aussi barbantes. Au lieu d’une navigation nauséabonde qui donne le tournis, ce sont les gardes-fou en grand nombre qui viennent ajouter un cheveu dans la soupe informatique. Ironiquement, le combat final contre SHODAN s’avèrera être une déception dans le sens inverse, à savoir qu’il est trop facile. Que l’on soit en 1994, 1999 ou 2023, notre éminente monarque impressionnera toujours plus par son charisme que par ses confrontations ludiques. Heureusement, Terri Brosius est de retour pour lui prêter ses cordes vocales et elles ne perdent rien de leur superbe.

Comparé à bien des remakes qui ne visent que le confort ou quelques améliorations visuelles, System Shock 23 travaille fort pour se trouver une place, se faire aimer. Quitte à prendre des risques aux mauvais endroits. Des intentions louables où le refus de suivre un cahier de charge joue en sa faveur. Un essai au parcours épineux à inscrire au tableau d’honneur.

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